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samedi, novembre 27, 2004

Attention
un vague conte moral au titre un peu lourd
le blog est l'autre post de la journee



La huitième porte du square du Diable

L’homme avance la jambe mécaniquement et son pied foule le gravier. La foule se fait entendre comme éparpillée, les enfants rient et courent, certains défilent en courant juste devant ses pieds. Des femmes discutent de mode et d’amours passagères, leurs voix s’approchent puis s’éteignent quand elles le dépassent. Un vendeur de glaces fait sonner une clochette au son plaisant mais juste un peu aigu pour apaiser réellement. Bien éveillé ; le corps sans courbature ni douleurs, ses muscles et son sang chaud, l’air circule sans son corps, mais il n’arrive pas à avancer d’un pas. Il regarde, hébété, le square vide emplis des sons d’une journée simple de bonheur.

Il finit par marcher, tandis que le soleil tourne lentement, à un rythme qui serait imperceptible à son œil, si l’ombre des bancs ne se déplaçait pas. C’est un square normal, entouré d’une haie de thuyas un peu haute qui cache en tous points le monde extérieur. L’homme est du Poitou, mais il se souvient de ses visites à Paris et des rares espaces de couleur verte où il allait parfois s’asseoir. Les sons étaient effectivement identiques à ceux qu’il entend maintenant. Les arbres hauts plantaient leurs racines dans un humus odorant. Ce n’était pas la nature, mais un décalage léger et reposant par rapport à l’univers des parkings et des voitures, des rues étroites et dures.
Il s’assied sur un banc et écoute. Parfois il sourit. Parfois s’attendrit. En ce premier jour, il entend un enfant en battre un autre, des cris perçants et des mères affolées. Tout se résoud par une claque et une glace, la tension redescend d’elle-même. Il est assis sur son banc et s’inquiète vaguement. Tandis que le soir descend, il se demande où il est. Quand la nuit tombe une cloche se fait entendre s’éloignant et se rapprochant. Les pas et le tintement grave s’arrêtent à ses côtés. « Monsieur, il faut sortir3. D’accord3. Il s’entend répondre sans avoir articulé. Pourquoi parlerait-il à l’air ? Il n’est pas fou. Il se sent se lever, marcher et atteindre sa petite porte sur le côté. Les sons des invisibles se dirigent tous vers le portail principal.
Il sort.
Absence.

Il passe la porte et voit que ce jour-là le temps est gris. A peine quelques mètres franchis et une bourrasque soulève sa chemise. Il a froid. Il gèle. Il tente de se cacher derrière un arbre mais l’air glacial tourbillonne pour le trouver Les bosquets où il se réfugie le lacèrent de leurs branches nues. Il tente de courir, de sauter, mais il sait d’expérience que le mouvement ici ne se transforme jamais en effort physique, qu’il bouge sans rien sentir, ni rien oublier, et qu’aucune fatigue ne le calme jamais. Puis il cours sans discontinuer, voulant tromper un peu l’ennui de cette souffrance passive. Il tombe. Le sable fin est ici transformé en boue et il grelotte encore plus, trempé, les genoux en sang.
Il ne sait pas si le temps avance tant le ciel est sombre, puis, après avoir hurlé dans la tempête pendant ce qui lui semble des jours entiers, il entend la cloche, et se précipite vers sa porte.
Il n’a plus jamais entendu la voix du gardien, il n’a plus jamais répondu. Peut-être a-t-il rêvé.

Un jour qu’il déambule en une belle journée de printemps, des hurlements se font soudain entendre, il avance vers les cris et reconnaît des voix d’hommes, sonores et impératives, des chiens agressifs, des coups de feu tirés en rafale. « Rassemblez-les au kiosque à musique ». Suivant les pleurs et les gémissements, il s’en va vers le kiosque. Il entend le mégaphone « Hommes à gauche, femmes et enfants à droite, on verra si on vous trie mieux après ». Les brouhahas s’éteignent après que des coups aient plu et que des injonctions au silence aient fusées. Longtemps après que la rafle se soit conclue, que tous aient été emmenés ou tués, il est encore en train de sangloter quand la cloche sonne. Il n’a pas la force de marcher et attend que ses pas le mènent d’eux même. Il sort.

Il fait grand soleil pour une fois et il sent les rayons réchauffer son corps, il sourit comme il a oublié de le faire depuis longtemps, ses muscles se sont détendus. La cloche a sonné alors que le jour ne décline même pas. L’homme sait que dans quelques minutes il n’aura plus le choix, sans réfléchir, il grimpe à l’arbre le plus haut. Il sait qu’il est mal coordonné et que son vertige l’empêchera de redescendre, il restera là-haut et profitera de quelques instants de plus.
Arrivé sur la première branche, à 4 mètres du sol, il a à peine le temps de se mettre à califourchon qu’il sent sa jambe repartir en sens inverse, son corps s’asseoir face au vide et sa tête basculer vers l’avant. Il tombe sur le haut du dos et la douleur est intense. L’évanouissement lui est interdit, et il se lève sans attendre, marchant d’un pas vif auquel il ne peu pas croire pas, la douleur irradiant à chaque pas. Des larmes se mêlent au sang qui coule de son nez et de sa bouche, son bassin hurle, il ne sent plus ses mains ni ses pieds mais leur absence blanche le cisaille.
Avant d’avoir atteint la porte, il a enfin compris où il est.

Il cherche.
Il ne sait pas pourquoi il est laissé ici. Ce qu’il a fait ni quand. Son passé, sa vie, est un souvenir lointain. Ce qui ressemble à des milliers d’années d’homme, s’est écoulé dans ce square, des centaines de milliers de jours presque identiques le séparent de son dernier souffle. Il était très vieux déjà. Jamais depuis il n’a pu vidé son esprit, toujours un pic-vert venait lui vriller les tympans, une femme lui susurrer des mots d’amour mensongers, si son esprit se déconnectait ne serait-ce qu’un instant.
Comme il ne trouve pas il décide de s’occuper en se faisant mal. Il ne trouve que l’arbre, car il n’y a pas d’eau pour se noyer, pas d’électricité ou de feu pour se brûler. Tous les jours il monte un peu plus haut et attend la cloche, la douleur extrême, la sortie. Il pense avoir trouvé une occupation.
Un jour, il tombe pendant son escalade et reste allongé sans pouvoir bouger, les reins brisés comme il se doit, toujours conscient. Des heures plus tard, le soleil se décide enfin à décliner, et il se lève en zombie une fois de plus, hurlant de douleur à chaque mouvement. Après des siècles de douleur, cette aventure ne le décide même pas à arrêter.

Et puis un jour, l’arbre devient si lisse qu’il ne peut plus monter un seul mètre. Il maudit le végétal, puis se rend compte que celui-ci est dans la même situation que lui, les pieds plantés dans un sol pollué de métaux lourds, ses branches aspirant un air vicié de grande ville, et maintenant son tronc dénaturé. Il se sent proche de lui.
Alors lui prend une nouvelle obsession. Il se persuade qu’il n’est pas le seul à utiliser cet espace. Quand il sort, un autre damné entre et s’ennuie lui aussi, souffre, apeuré, peut-être n’a-t-il pas encore compris. Il écrit dans le sol, il grave sur les arbres, il se fait saigner pour afficher des recommandations sur les murs de la cabane de jardinier. A chaque fois qu’il se retourne, avant de franchir la porte, il voit les lettres s’effacer, parfois des écureuils qui ne sortent qu’en cette occasion joue au milieu des branches qu’il a disposé. Parfois une pluie soudaine s’abat et nettoie ses arrangements.
Un jour il se résigne, et s’avoue que ce n’était qu’un mensonge, que ce lieu est pour lui, qu’il est seul.

Il continue à scruter son passé, mais celui-ci lui échappe comme l’est pour le vivant la petite enfance, mélange de perceptions imprimées et de reconstructions maladroites, des rêves, peut-être, sans qu’on le sache. Dans l’obscurité il cherche, mais ses mauvaises actions se cachent à lui.

Et lentement il se souvient. De petites humiliations qu’il a infligées – à un camarade dans la cour – à un troufion comme lui qui a mangé sa merde devant la chambrée – au collègue de travail concurrent et qui, suite à une réunion où il avait lui-même été cinglant, est parti en préretraite – et finalement Marion, pas laide, mais qui l’aimais trop sincèrement au temps de son cynisme adolescent. Elle était partie se suicider dans une autre ville. Impossible de se souvenir si elle s’était ratée.
Il se dit encore maintenant, qu’il n’avait pas eu le choix, qu’il devait avancer et exister. Sans cesse il y pense : sa propre vie ne pouvait s’arrêter aux autres, aux faibles. Il avait besoin d’amis d’argent de reconnaissance.
Il comprend – ou croît comprendre et est sûr d’avoir raison – que tout est question de remords. S’il pouvait ressentir du remord, il serait sauvé. Il ne croyait pas vraiment être sauvé grâce au repentir, lors de son passage sur terre, il était bien trop post-moderne pour ça.
Mais il ne croyait pas non plus à l’enfer, alors.
Il se dit que le regret lui apprendrait à sentir le geste qui aurait été juste, ce qu’il aurait dû faire alors pour être en présence des autres, sans se construire un homme théorique, sans instancier cette image sans fondement. Il se dit que se regarder lui-même l’aidera à oublier ce qu’était le regard des autres, à savoir.
Il espère toujours être sauvé.

Il essaie de trouver le remord.
Il essaie encore.




(Peu importe l’âge que vous aviez
Peu importe le temps passé)




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